Belgique – Congo : le spectre de Lumumba

Pendant le premier semestre de 1960, le dispositif institutionnel prévu par la table ronde, va fonctionner dans la crise totale. Au Gouverneur général, on a collé un collège exécutif de six membres faisant office de gouvernement provisoire. P. Lumumba et J. Kasa-Vubu en sont des membres influents. Le premier s’occupera des affaires politiques, judiciaires et de la sûreté, tandis que le second, des finances et des affaires économiques.

Dans ce qui reste encore de colonie belge, la situation est loin d’être brillante. Le Bas-Congo est en état d’administration parallèle et de non intégration. Le Kasaï est déjà un point chaud. Le Maniema, à l’Est, allait le devenir. Au Katanga, le courant est au séparatisme. Les Belges du Congo s’imaginent mal leur avenir. Tous les leaders congolais de leur côté croyaient difficilement que les Belges leur céderaient la place aussi brusquement et facilement. C’est manifeste, le Congo glissait dans l’anarchie et devenait pratiquement ingouvernable.

Le M.N.C. de P. Lumumba et ses alliés se sont lancés dans la campagne électorale. P. Lumumba lui-même, exerçant ses fonctions au collège exécutif, parcourt en même temps le pays. Un ministre-résident vient d’être nommé à Léopoldville, Walter  Ganshof Van der Meersch. Il est chargé de veiller à la bonne cohésion des nouvelles institutions. Les trois compagnies militaires basées à Kamina et à Kitona sont renforcées. C’est une mise en garde qui inquiète P. Lumumba. Pour lui, la Belgique veut récupérer la situation. Il démissionne du collège exécutif pour s’occuper de la campagne électorale. Le 25 mai 1960, les élections législatives se déroulent dans un climat tendu. Cela a bien payé car, le M.N.C. et ses alliés ont gagné le scrutin avec 51 sièges sur 137; il représente de loin, la force politique la plus cohérente du moment. Il est présent dans cinq provinces sur six. Tout heureux, Patrice Lumumba se dit prêt à former le premier gouvernement congolais.

Les embarras des activistes belges

Le M.N.C/L. s’impose aux yeux de tous comme le parti le plus important. Il est le plus effectivement national. « La Belgique n’a plus d’autres choix que de collaborer avec les éléments les plus dynamiques de ce mouvement d’émancipation congolaise », écrit avec raison Le Drapeau Rouge du 27 mai 1960. Le ministre-résident est fort embarrassé. Il doit compter, malgré lui, avec le leader du M.N.C. Il hésite. Les milieux coloniaux sont surpris. La Belgique officielle semble dépassée par les événements. « N’importe qui mais pas Lumumba », se dit-on. Dépassé par les événements, le représentant belge désigne quand même Patrice Lumumba comme « informateur» au sujet de la formation du gouvernement. On a bien pris soin de lui signifier qu’il n’était pas du tout le « formateur » du gouvernement. Tout cela est confus dans la tête de Patrice. C’est bien laborieux. Il multiplie les déclarations contre la Belgique.

C’est sous l’atmosphère de soupçons réciproques que Ganshof Van der Meersch a pris une décision aux conséquences lourdes; le voici confier la mission d’«informateur» à Joseph Kasa-Vubu après en avoir déchargé P. Lumumba. Le nouvel« informateur » va se heurter tout naturellement aux difficultés imprévues.

Lumumba veut rassurer les Belges

Qu’à cela ne tienne! Après plusieurs tractations et interventions, un accord est trouvé : Patrice Lumumba formera le gouvernement et Kasa-Vubu sera le Président de la République du Congo. Aux termes d’un débat houleux à la Chambre, le premier gouvernement se voit octroyer 74 voix; la majorité requise étant de 69 voix. Joseph Kasa-Vubu lui, aura dès le premier tour plus de deux tiers de voix pour son élection à la présidence de la République. Le 23 Juin 1960, lors de la présentation de son gouvernement devant la Chambre des représentants, Lumumba a proclamé ce qui suit: « Au nom du gouvernement du Congo, au nom du peuple congolais, je m’adresse maintenant à nos amis belges et je leur dis ceci : vous avez, durant trois quarts de siècle, construit dans le pays une oeuvre immense, certes elle ne fut pas toujours à l’abri de toutes critiques, mais maintenant que se sont tues les outrances électorales, il faut reconnaître qu’elle constitue l’inébranlable fondement par lequel nous allons, ensemble, ériger notre action». Et le 29 juin 1960, dans une allocution radiophonique adressée au peuple belge, sur les ondes de l’I.N.R., P. Lumumba déclarera : «La nation congolaise a refusé d’être dominée indéfiniment par la Belgique, mais le Congo indépendant voit dans la Belgique une nation soeur à qui nous disons: nous avons besoin de vous comme vous avez besoin de nous. Nous souhaitons que l’amitié de nos deux peuples désormais égaux se traduise par une fructueuse coopération économique, scientifique et culturelle…ce pays, je voudrais arriver à vous le faire comprendre, à vous le faire aimer. Car le Congo indépendant est un pays neuf et s’est désormais donné pour tâche de travailler avec persévérance et la foi qui soulève les montagnes. Ce climat d’extraordinaire idéal que nous vivons en ce moment, je voudrais que vous soyez ici, aujourd’hui avec moi pour en ressentir l’intense fièvre, pour apprécier notre unanime volonté de faire du Congo un pays grand et prospère, capable d’occuper dans l’Afrique et dans le monde la place prépondérante qui lui revient». Et P. Lumumba de rappeler: « Le régime colonial a pris fin et ce régime, je suis fier de le rappeler, nous l’avons combattu de toutes nos forces dans ce qu’il avait de despotique et d’humiliant. Mais notre devoir n’a pas été pour la Belgique .une défaite … Bien au contraire, la Belgique est sortie grandie aux yeux du monde, en mettant fin au régime que notre peuple ne voulait plus supporter. .. Pourtant, si au nom du peuple congolais, je n’hésite pas à parler de la reconnaissance que ressent mon peuple envers le vôtre, je veux vous demander ici, que vous, les Belges, ne doutiez pas des Congolais. .. ».

Les Belges sont inquiets

Depuis que la promesse de l’indépendance a été faite aux Congolais, la situation, comme nous l’avons vu, ne fait que se détériorer. L’apathie et l’incapacité des autorités responsables ont favorisé le glissement vers l’anarchie. Le gouvernement belge, comme on peut le lire dans Le Soir du 18 mai 1960, a pris des mesures pour rétablir l’ordre au Congo en y envoyant des troupes métropolitaines «pour protéger les Belges qui vivent dans un climat de panique », il s’adjoint un nouveau ministre qui disposera de tous les pouvoirs nécessaires pour régler les affaires générales du Congo et qui aura pour premier devoir de rétablir l’ordre. Mieux vaut tard que jamais, se dit-on en Belgique. On s’inquiète et on se demande qu’arrivera-t-il au Congo après le 30 juin 1960. Le gouvernement Belge ne sait plus où mettre la tête faute de n’avoir pas prévu la relève. Le climat politique du moment est bien résumé dans le Pourquoi Pas du mois de mai 1960 de manière claire : «Vite, très vite et sans histoire jusqu’au juin, cela ne nous regarde plus, et tant pis si c’est le déluge … Ils ont voulu être libres; leur sort ne nous concerne plus».

L’histoire, c’est celle-là. Le temps s’est écoulé inexorablement très vite. L’indépendance c’est demain. A cette veille du grand jour, le journal La Cité du 29 juin 1960 par exemple, écrit que «pour certains Belges, l’adhésion à cet événement ne se fera que du bout de lèvre; et il faut dire que nous n’avons pas préparé le Congo à cet avenir qui commence… Beaucoup plus que notre précipitation inconsidérée, cette histoire jugera avec sévérité nos atermoiements funestes … On peut en être convaincu».

LA FETE A COMMENCE

L’indépendance chacha»… « Debout congolais»! La situation interne du Congo et l’inquiétude belge n’ont pas empêché le roi Baudouin d’atterrir à Léopoldville le 29 juin 1960. Le lendemain du 30 juin, c’est la grande fête. On se formule des voeux, les quartiers populaires de la capitale congolaise sont en liesse. On danse au rythme de l’ «indépendance chacha », cette chanson de l’immortel Grand Kallé : Le «traité d’amitié belgo-congolais» vient d’être signé le 29 juin. C’est aussi la fête de la consternation, la Belgique a livré tous les clefs de la souveraineté à une colonie confrontée à d’énormes difficultés. Le journal belge Le Peuple, dans un style romantique qui sort de ses habitudes, écrit: «Voici le Congo au coeur de l’Afrique comme un adolescent qui vient de revêtir sa robe virile. L’intelligence éclate dans ses regards, mais il doit lire encore bien de livres». Bien sûr, il doit lire; mais si juridiquement, la Belgique a conduit les populations congolaises à leur indépendance, sociologiquement, ce phénomène est bel et bien le résultat d’une conquête entreprise par les Congolais eux-mêmes, par le biais de ses leaders et en particulier par P. Lumumba. L’indépendance du Congo s’est réalisée moyennant conjugaison de plusieurs forces intervenues et dans les milieux des colonisés, le cas des leaders congolais, et dans les milieux étrangers en Belgique même et dans d’autres pays; le cas des colonies françaises peut être cité. Ces forces ont modifié l’équilibre des forces entre le Congo et la Belgique. Les émeutes -du 4 janvier 1959, tout le comportement des Congolais après les événements, les prises de parole des leaders congolais, particulièrement P. Lumumba, l’arrestation de ce dernier, l’opinion belge elle-même ont forcé la Belgique coloniale à se débarrasser de « sa chère colonie». Ce sont des facteurs qui ont secoué l’équilibre de l’alliance: Administration, Capitale et l’Eglise. Ceci est plus conforme  à la vérité sociologique.

Le monologue paternaliste belge fut confronté aux aspirations des masses congolaises qui estimaient que la décolonisation était leur conquête. Leur refuser le bénéfice de cette conquête aurait signifié, à leurs yeux, la mauvaise volonté des Belges. Pour un P. Lumumba, par exemple, plus que la liberté, importe la conquête de la liberté qui, seule, peut rendre aux Congolais le sentiment de leur dignité d’homme. Cette dignité, on l’a vu dans toutes les prises de parole de P. Lumumba, ne réside pas dans l’amélioration des conditions extérieures des Congolais, ni dans les formes des relations humaines, ni même dans le droit à l’autodétermination et à l’indépendance, mais dans la rupture radicale du colonisé avec sa condition. Non! L’indépendance n’était pas un« cadeau» de la Belgique aux Congolais. Le Congo se trouve au coeur de l’Afrique, fier de danser « l’indépendance tchatcha », même s’« il doit lire encore beaucoup de livres ». Son Hymne de l’indépendance devient sa chanson patriotique. Essentiellement anticolonialiste et foncièrement nationaliste, l ‘Hymne traduit l’élan pour l’avenir et la ferme volonté des Congolais de prendre en main leur destin.

La Belgique «salvatrice» et «libératrice» du Congo et des Congolais

Pour le roi des Belges, «l’indépendance du Congo constitue l’aboutissement de l’oeuvre conçue par le génie du roi Léopold Il, entreprise par lui avec un courage tenace et continu avec persévérance par la Belgique ( … ). Pendant 80 ans, la Belgique a envoyé sur votre sol les meilleurs de ses fils d’abord pour délivrer le bassin du Congo de l’odieux trafic esclavagiste qui décimait ses populations, ensuite, pour rapprocher les unes des autres des ethnies qui, jadis ennemies, s’apprêtent à constituer ensemble le plus grand des Etats indépendants d’Afrique ( … ).

En ce moment historique, notre pensée à tous doit se tourner vers les pionniers de l’émancipation africaine et vers ceux qui, après eux, ont fait du Congo ce qu’il est aujourd’hui. Ils méritent à la fois notre admiration et votre reconnaissance car, ce sont eux qui, consacrant tous leurs efforts et même leur vie à un grand idéal, vous ont apporté la paix et ont enrichi votre patrimoine moral et matériel ( … ).

Lorsque Léopold II a entrepris la grande oeuvre, ( … ) il ne s’est pas présenté à vous en conquérant, mais en civilisateur ( … ).

En face du désir unanime de vos populations, nous n’avons pas hésité à vous reconnaître dès à présent cette indépendance.

C’est à vous Messieurs, qu’il appartient maintenant de démontrer que nous avons eu raison de vous faire confiance.

Votre tâche est immense, et vous êtes les premiers à vous en rendre compte. Les dangers principaux qui vous menacent sont: l’inexpérience des populations à se gouverner, les luttes tribales, jadis, ont fait tant de mal et qui, à aucun prix, ne doivent reprendre, l’attraction que peuvent exercer sur certaines régions des puissances étrangères prêtes à profiter de la moindre défaillance ( … ).

Ne compromettez pas l’avenir par des réformes hâtives, et ne remplacez pas les organismes que vous remet la Belgique tant que vous n’êtes pas certains de pouvoir faire mieux ( … ).

( …). Nous saurons également dans tout le pays, développer l’assimilation de ce que quatre-vingts ans de contact avec l’Occident, nous a apporté de bien: la langue qui est l’indispensable outil de l’harmonisation de nos rapports, la législation qui, insensiblement, a influé sur l’évolution de nos coutumes diverses et les a lentement rapprochées, et enfin et surtout la culture ( …) aussi ce contact de la civilisation chrétienne et les racines que cette civilisation a fait pousser en nous, permettront au sang ancien revivifié, de donner à nos manifestations culturelles une originalité et un éclat tout particulier ( … ).

Ce que Kasa-Vubu n’a pas dit

Voici le texte de la partie du discours de J. Kasa-Vubu que celui-ci n’a pas prononcé, semble-t-il, à la demande de P. Lumumba, tel qu’on peut le lire dans Le Peuple du 1er juillet 1960 :

«La présence de votre auguste Majesté aux cérémonies de ce jour mémorable, constitue un éclatant et nouveau témoignage de votre sollicitude pour toutes ces populations que vous avez aimées et protégées. Elles sont heureuses de pouvoir dire aujourd’hui à la fois leur reconnaissance pour les bienfaits que vous et vos illustres prédécesseurs, leur avez prodigués et leur joie pour la compréhension dans laquelle vous avez rencontré leurs aspirations.

Elles ont reçu votre message d’amitié avec tout le respect et la ferveur dont elles vous entourent et garderont longtemps dans leur coeur les paroles que vous venez de leur adresser en cette heure émouvante.

Elles sauront apprécier tout le prix de l’amitié que la Belgique leur offre et elles s’engagent avec enthousiasme dans la voie d’une collaboration sincère.

Messieurs les représentants des pays étrangers, vous avez bien voulu partager nos joies et vous nous avez fait l’honneur de venir nombreux célébrer avec nous ces journées historiques ( …).

Vous qui voyez autour de vous l’immense enthousiasme qui s’est emparé de toute la nation, vous qui sentez notre désir de réussir et de bien faire, je vous demande de faire connaître au monde, cette image pleine d’espoir que vous emporterez du Congo et qui est sa vraie image.

Je proclame au nom de la nation la naissance de la République du Congo.

L’indépendance = couronnement de la lutte pour la liberté».

Le discours de P. E. Lumumba

«… Nul Congolais digne de son nom ne pourra jamais oublier que c’est par la lutte qu’elle (l’indépendance) a été conquise une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. C’est une lutte qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes car, ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force.

… en quatre-vingts ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire.

Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaire qui ne nous permettait ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous dévions subir matin, midi et soir parce que nous étions des nègres ( …). . … nos terres (ont été) spoliées au nom des textes prétendument légaux … La loi n’étant jamais la même, selon qu’il s’agissait d’un Blanc ou d’un Noir, accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres.

(Qui oubliera) «Les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses : exilés dans leur propre pays, leur sort était vraiment pire que la mort même ( … ). (Qui oubliera) « Les fusillades où périrent tant de nos frères ou les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient pas se soumettre à un régime d’injustice, d’oppression et d’exploitation? Tout cela est désormais fini ( …) ensemble, mes frères, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la prospérité et à la grandeur ( … )».

Nous allons montrer au monde ce que peut faire l’homme noir quand il travaille dans la liberté et nous allons faire du Congo le centre du rayonnement de l’Afrique tout entière ( …) .

… Ne reculez devant aucun sacrifice ….

Voici un discours qui résume admirablement bien les sentiments du jeune peuple congolais. Il est tombé dans les oreilles coloniales comme un «cri de guerre blasphématoire », comme l’écrit Ludo Martens (p. 88). Prononcer ces mots-là, sur ce ton-là, c’était signer son propre arrêt de mort. La suite des événements nous démontrera qu’il y a des textes et des paroles que l’impérialisme ne pardonne jamais.

Lumumba, comme l’imite A. Césaire dans Une saison au Congo (p. 28), a au fait, parlé « aux oubliés, à ceux que l’on déposséda, que l’on frappa, que l’on mutila, à ceux à qui on crachait au visage, aux peuples de «boys ». A ceux qui ont enduré toutes les souffrances, à ceux qui ont bu toutes les humiliations, à ceux qui ont lutté cinquante ans… à ceux qui peuvent dire aujourd’hui: « nous avons vaincu et notre pays est désormais entre les mains de ses enfants». P. Lumumba voulait dire aux Congolais qu’ « aujourd’hui est un jour grand. C’est le jour où le monde accueille parmi les nations, le Congo, notre mère et surtout le Congo, notre enfant. .. ».

Le discours de P. Lumumba, nous étions témoins, était un langage qu’un « Nègre» n’avait encore osé tenir. Sur un accent de fierté nationale et de volonté inébranlable de libération, son auteur avait rencontré le vibrant désir d’indépendance congolaise.

Qui a aidé P. Lumumba à confectionner un discours aussi costaud? A. Kashamura, ancien Ministre de l’information du gouvernement révèle en répondant à une interview qu’il a accordée à Lussamaki Okita du journal Forum des As n° 472 du 1er  au 2 juillet 1995.

« ( … ) Diallo Telli, envoyé du Président Sekou Touré pour le représenter aux festivités de l’indépendance, assisté de Tibou Toun Karra, Ambassadeur de Guinée à Léopoldville, a fait la mouture du discours. Lumumba, secondé par F. Moumié, Joseph Mbuyi et Jacques Lumbala, a fait de profondes retouches. Enfin, je lui ai fourni une documentation solide sur les écrivains et les pamphlétaires britanniques, scandinaves et français dénonciateurs des atrocités de Léopold II au Congo. Casement,  Morel, Soblejen, Conrad, Charles Péguy, ami de Jaurès en sont les plus célèbres ». Mais P. Lumumba lui-même, selon ce que son collaborateur Mabika Kalanda nous disait, avait une capacité étonnante d’écoute, d’observation et de concentration. Il aimait les « lectures électriques» qui lui avaient permis d’aiguiser sa sensibilité et son intuition. Il comprenait vite et saisissait parfaitement l’enchaînement des causes et des effets. Il pouvait se détacher et se projeter dans le futur tout en sentant venir les événements. Et une fois au milieu de ceux-ci, il aimait le mot juste pour catégoriser les hommes en les qualifiant eux et leurs actions. (A la redécouverte de Patrice … p. 132).

De ces trois discours, il ressort que celui du souverain belge est un fervent plaidoyer rappelant l’oeuvre accomplie par la Belgique au Congo. Le roi Baudouin a carrément repris le thème favori du paternalisme belge décrivant la colonisation comme une entreprise de bienfaisance. Mais quelques mois avant, les milieux coloniaux belges, «les ultras», avaient lancé des tracts qui décrivaient l’indépendance comme un «joyeux cadeau» de la Belgique aux Congolais. Celui de J. Kasavubu constitue une lénifiante exhortation invitant les Congolais à l’unité et à la solidarité, qui se termine par un tribut de reconnaissance envers la dynastie belge et par une promesse de collaboration avec la Belgique. La déclaration de P. Lumumba, c’est clair, est aussi unilatérale qu’un violent réquisitoire. Le discours de P. Lumumba fit l’effet d’explosion de joie dans l’hémicycle du Palais de la nation. Il fut, il faut le dire, une bonne gifle aux plus hauts représentants de la Belgique. Le roi a réagi en demandant «réparation », ce que le Premier Ministre congolais fit en ne comprenant pas beaucoup pourquoi le roi avait réagi ainsi:

Au moment où le Congo accède à son indépendance, a dit P. Lumumba, le gouvernement tient à rendre hommage solennel au roi des Belges et au noble peuple qu’il représente pour l’oeuvre qu’il a accomplie ici pendant trois quarts de siècle: car je ne voudrais pas que ma pensée soit mal interprétée (la salle a vivement applaudi).

Ce qui s’est réalisé ici, c’est aux Belges que nous le devons (applaudissements). La Belgique a su reconnaître notre indépendance sans retard et sans restriction grâce à la politique réaliste de ses chefs qui font l’honneur de la Belgique. Nous souhaitons que cette politique aboutisse à une collaboration durable et féconde entre nos deux peuples désormais égaux et liés dans l’amitié.

Je lève mon verre à la santé du roi des Belges. Vive le roi Baudouin, vive la Belgique, vive le Congo indépendant (applaudissements)».

Cette séance du « toast réparateur» présenté au déjeuner officiel n’a pas, malgré tout, calmé les esprits des Belges. Sous la surface de joie délirante, on trouvait, en effet, des craintes et des soupçons de toutes sortes. Les rumeurs les plus absurdes trouvaient audience dans tous les milieux.

Professeur Kambay Bwatshia